La Bourse du Travail de Lyon

La Bourse du Travail est bien connue des lyonnais. Mais ils réduisent souvent le bâtiment de la Place Guichard à sa seule salle de spectacles et à sa riche programmation.
Cette salle s’appelle en réalité salle « Albert Thomas », du nom du fondateur de la « Revue Syndicaliste » et de « l’ Information Ouvrière et Sociale ». Cet homme fut le premier directeur du Bureau International du Travail (BIT) à Genève. Cette dénomination est déjà un indice quant à la nature du bâtiment.
Le terme de Bourse du TRAVAIL devrait également montrer que nous sommes assez éloignés du monde de la variété.

La Bourse du Travail abrite certes cette grande salle de spectacles. Mais cette dernière était à l’origine la salle de réunion des travailleurs et de leurs syndicats.
C’est ici que bouillonnèrent toutes les grandes luttes sociales de l’agglomération de 1936 à 1968 en passant par les luttes des métallos en 1938, des « gars » du Bâtiment, des traminots comme en 1958, des fonctionnaires et de leur grande grève de 1953, des postiers etc etc.

C’est Louis PRADEL, maire de Lyon, qui fit adopter en novembre 1966 par son Conseil Municipal le changement d’affectation de cette salle. La salle Albert Thomas et ses 3;500 places suscitait trop de convoitises de la part des organisateurs de spectacle et la mairie n’a pas pu ou voulu y résister.
Le maire reconnaissait pourtant que la salle n’avait pas été conçue pour le pur divertissement mais cela ne l’a pas empêché de balayer la vocation première du lieu. Les syndicats ont néanmoins conserver un droit de préemption pour leurs meetings comme on le voit dans les grandes occasions. Cette salle a ainsi vu se multiplier les réunions publiques en 1968, réunions pour lesquelles elle a parfois été trop petite.
 
Mais la Bourse du Travail ne se résume pas à cette salle. C’est aussi, et peut-être surtout, un outil mis à la disposition des salariés et de leurs syndicats par la Ville. Cet outil se compose sur 4 étages de 55 salles de permanence syndicale, de 5 salles de réunion allant de 40 à 112 places, de 2 salles de congrès de 300 et 350 places, d’une salle d’archives, d’un logement du gardien, d’une salle de consultation juridique et d’un secrétariat avec salle d’attente et bibliothèque.
C’est donc un lieu fort couru par les syndiqués et les militants.
Mais ce sont aussi des milliers et des milliers de salariés qui sont passés dans ces locaux pour se  renseigner, se faire aider, conseiller, défendre en matière de droit du travail.

C’est aussi cette dimension qui explique le fort attachement des travailleurs lyonnais à ce bâtiment et, au-delà, à cette institution que constitue la Bourse du Travail.

Car la Bourse du Travail ce n’est pas seulement une salle de spectacle comme nous l’avons vu précédemment..
Ce n’est pas non plus seulement un grand bâtiment édifié sur le quadrilatère rue de Créqui (place Guichard), rue de la Part-Dieu, rue Voltaire et rue Mazenod.
C’est aussi une institution gérée par un Conseil d’Administration où sont représentés les syndicats hébergés ici : la CGT, la CFDT et la FSU.
La Ville est en effet propriétaire des lieux et met à disposition ce bâtiment aux organisations syndicales qui le gèrent. 

L’histoire qui a abouti à la situation actuelle mérite d’être contée car elle est d’une grande richesse et explique la symbolique qu’occupe la Bourse du Travail dans l’imaginaire du salarié lyonnais.
HISTORIQUE
Remontons à mars 1884. La loi Waldeck-Rousseau autorise enfin la création de syndicats de salariés. Le droit de se grouper pour se défendre leur était interdit depuis un siècle.

Se pose alors la question de lieux où les ouvriers pourraient se réunir, s’instruire, se former, organiser la solidarité alors que l’exploitation de l’époque est féroce et le « filet social » inexistant.

Il faut prévoir quelque chose de spécifique sinon seuls les débits de boisson abriteront ces réunions indispensables ! Or l’alcoolisme fait déjà des ravages dans les milieux populaires. Et les syndicalistes de cette époque luttent contre ce fléau qui obscurcit la prise de conscience nécessaire aux conquêtes sociales.

Un lieu spécifique s’impose aussi car les pouvoirs publics se doivent de lâcher un peu de lest en direction du monde ouvrier. En effet le poids numérique de ce dernier augmente très vite et il faut en tenir compte puisque le suffrage universel (masculin) a été réintroduit par la III° République. Des députés comprennent, sous la poussée des luttes, qu’il vaut mieux essayer de calmer le jeu pour ne pas s’aliéner complètement cette classe montante. 

Et puis le besoin de mettre en place des services de placement de main d’œuvre est ressenti aussi bien par les travailleurs que les patrons. Ce lieu où offres et demandes d’emploi s’échangeraient est à l’origine du terme de « Bourse » du Travail en parallèle à la Bourse des valeurs consacrée, elle, aux transactions financières.

Dès la loi votée la Fédération Lyonnaise des Syndicats élabore en juillet 1884 un projet de Bourse du Travail qui restera bloqué par les autorités. Et c’est donc à Paris en février 1887 que naît la première Bourse du Travail.

Devant cet exemple Antoine GAILLETON, le maire de Lyon, confronté à l’inefficacité totale des bureaux de placement privés accepte à son tour une Bourse du Travail dans sa ville.
Il l’installe aux Brotteaux dans l’ancien «  théâtre des variétés » au 39 cours Morand (l’actuel cours Franklin Roosevelt). L’inauguration a lieu en février 1891 devant 2.500 personnes  C’est dire le besoin !

Mais les relations entre les syndicalistes et la mairie ne sont pas simples. Il faut dire que le mouvement syndicaliste local de l’époque est très marqué par l’anarcho-syndicalisme. Les militants ouvriers refusent ainsi de suivre le mode de fonctionnement édicté par la Préfecture qui veut contrôler l’institution.
Le premier secrétaire de la Bourse, Benjamin PERONIN qui joue un grand rôle dans les mobilisations du 1° mai, est arrêté et la Bourse du Travail occupée par les forces de l’ordre.
C’est ensuite la Commission Administrative de la Bourse qui refuse de voir ses comptes vérifiés par la Mairie.
Enfin les autorités refusent les réunions politiques dans les lieux alors que la direction de la Bourse les encourage. 
En représailles GAILLETON supprime la subvention initialement accordée et ferme le bâtiment en janvier 1892.
Mais devant la forte pression des salariés la réouverture est accordée en décembre 1892 après des concessions réciproques. Un meeting enfiévré avec 800 personnes fête l’évènement.
Les problèmes perdurent et la Compagnie du Gaz coupe l’éclairage en janvier 1895. Nouvelles luttes, nouvelles tractations, nouvelles concessions, la Mairie accepte finalement de rétablir les subventions pour payer les factures.
Ce ne sont pas de simples péripéties. En effet ce genre d’affrontement se retrouve dans toutes les villes. C’est un réel conflit entre les Pouvoirs Publics qui essayent de contrôler et institutionnaliser l’activité syndicale et les militants de l’époque qui veulent certes créer des services à caractère social pour les travailleurs mais en même temps les entraîner à la grève générale seule capable, selon eux, d’abolir l’exploitation capitaliste.

De ce point de vue la Bourse du Travail fait preuve de sa capacité à fédérer les luttes de l’ensemble des secteurs professionnels en particulier autour de la revendication de la journée de 8 heures.
C’est même sous l’égide de la Bourse du Travail qu’est menée une grande grève de l’OTL (l’ancêtre des TCL) en 1891 qui fit grand bruit.

Comme les Bourses du Travail se sont constituées dans de nombreuses villes de France une Fédération des Bourses du Travail  est créée au plan national.
En 1901 la Bourse du Travail de Lyon adhère à la CGT qui s’est créée à Limoges en 1895. L’année suivante, en 1902, c’est toute la Fédération qui adhère à la CGT au congrès de Montpellier. Cette décision est l’œuvre en particulier de Fernand PELLOUTIER, militant renommé et Secrétaire de cette Fédération de 1895 à sa mort en 1901.

Il faut insister sur ce moment essentiel pour la structuration du mouvement syndical ultérieur. La CGT, le seul syndicat à l’époque rappelons-le, est constituée dès lors à la fois par les syndicats des secteurs professionnels (métallos, mineurs, typographes, cochers, etc) et à la fois par les Bourses du Travail qui sont des structures locales rassemblant les salariés quelque soit leur profession sur une base de solidarité géographique.

L’originalité de la structuration du syndicalisme français (et pas seulement de la CGT) avec des structures professionnelles (les Fédérations) et interprofessionnelles (les Bourses du Travail) vient de là. En effet les Bourses du Travail ont donné naissance aux Unions Locales et aux Unions Départementales de la CGT. Cette structuration a été reprise par les nouvelles organisations syndicales apparaissant dans le paysage.

Mais revenons à notre récit historique. Même s’il est socialiste le nouveau maire de Lyon, Victor AUGAGNEUR n’aime pas le ton révolutionnaire et revendicatif des militants de la Bourse du Travail. Il coupe donc lui aussi les subventions en 1905. Des meetings vengeurs ont lieu. Le maire fait évacuer par la force la Bourse et la ferme en octobre 1905. Les syndicalistes se réfugient dans un café au 44 cours Morand puis, toujours dans le 6°, dans un local sur cour au 51 rue Tronchet.

Cette question du lieu de réunion est cruciale. N’oublions pas qu’à l’époque si le syndicat est légalement autorisé il n’a pas sa place dans l’entreprise ! On mesure les freins mis en œuvre par les patrons quand on sait qu’il faudra lutter 84 ans pour qu’après la grande grève de Mai 1968 le  syndicat soit enfin reconnu dans l’entreprise.
Refermons la parenthèse. 

Edouard Herriot, nouveau maire de Lyon, comprend la situation et calme enfin le jeu. Il rétablit la subvention, rouvre la Bourse en février 1906.
Cette dernière peut alors jouer pleinement son rôle : impulser les luttes pour des conquêtes sociales, tout en créant des services à caractère social pour les travailleurs, tout en cherchant à les émanciper par l’éducation populaire et la culture.
Ainsi à côté des services de placement, la Bourse du Travail crée un dispensaire pour les accidentés du travail en 1909. Elle crée aussi une bibliothèque pour éduquer les travailleurs. Des cours de formation sont donnés et sont financés par les entrées payantes aux « matinées artistiques » qui ont lieu le dimanche. Une caisse de secours est instaurée etc..

Les meetings reprennent mais toujours encadrés par la police. Jean Jaurès y participe. La Bourse édite dès 1893 un  «Bulletin officiel » qui devient « le Travailleur syndiqué » en 1906 puis « Le Semeur » en 1908.

Les locaux de la Bourse cours Morand étant exigus et de plus en plus délabrés le bureau de placement est transféré au Palais de la Mutualité (actuelle place Antonin Jutard) dans le 3° arrondissement.

Edouard Herriot veut alors construire un bâtiment neuf pour abriter la Bourse du Travail. Mais la guerre de 14-18 repousse les échéances. Tony GARNIER conçoit un projet absolument magnifique pour la Bourse du Travail qui serait édifiée place Jean Macé. Mais pour des raisons budgétaires les plans sont remis au fond des tiroirs. C’est finalement seulement en 1930 que le Conseil Municipal vote les crédits et que l’architecte MEYSSON édifie à partir de 1931, face à la place Guichard, un bâtiment aux lignes résolument géométriques et épurées, très représentatives du modernisme de son époque.
La grande salle de réunion et de spectacle est le coeur de l’ouvrage. Le sculpteur Francisque LAPANDERY exécute un bas relief dans l’atrium. Mais c’est la frise sur la façade ouest qui constitue le clou de la décoration. Cette immense mosaïque qui pèse 2,5 tonnes et mesure 6,5 m sur 26,5 m est installée en 1934. Elle est l’oeuvre de Ferdinand FARGEOT et représente les différentes corporations de travailleurs qui côtoient évidemment Edouard HERRIOT et d’autres personnalités lyonnaises. 

Dans ce nouveau lieu inauguré en 1934 se multiplieront les réunions et c’est ici que battra le coeur de l’activité syndicale comme cela a été dit plus haut. 

Bien sûr la Bourse du Travail a beacoup évolué. Toute une série de services qu’elle faisait vivre alors ont cessé car les conquêtes sociales les ont rendu inutiles.
Ainsi les services syndicaux de placement ont disparu avec la généralisation des bureaux de placement dès 1935 qui aboutiront plus tard à l’ANPE. La prise en charge par la Villes puis par l’Etat des questions de subsistance rend moins nécessaire une certaine forme d’entraide.  Il en est de même avec l’apparition des assurances chômages, des assurances-maladie, de l’aide publique aux indigents, de l’aide à l’enfance, de l’indemnisation des accidents du travail. C’est bien sûr la formidable avancée que constitue la Sécurité Sociale crée en 1946 par Ambroise CROIZAT qui rend obsolètes les dispositifs d’aide aux travailleurs confrontés aux aléas de la vie et du travail.
De son côté le développement de l’instruction publique et de la formation fait disparaitre la fonction éducative de la Bourse du Travail.

Mais l’activité syndicale elle-même a aussi beaucoup évolué.
Ainsi les Conventions Collectives crées dès 1919 -mais réellement appliquées à partir du Front Populaire en 1936- ont entraîné le développement des fédérations professionnelles nationales au détriment du syndicalisme interprofessionnel de proximité géographique symbolisé par la Bourse du Travail. L’activité syndicale s’est déplacés au niveau de la branche jugée plus stratégique car c’est là où avaient lieu les négociations. La branche paraissait dès lors plus efficace en terme d’acquis que l’activité locale paraissant plus stérile. .
Enfin la reconnaissance du fait syndical dans l’entreprise a rapproché l’activité syndicale du terrain. L’utilisation de la Bourse du Travail devenait en conséquence beaucoup moins systématique.



Malgré toutes ces évolutions la Bourse du Travail, toujours ancrée dans le monde syndical, a su survivre à ses divisions.
Elle a changé de nature en devenant une institution originale.
Elle a poursuivi sa route au sein d’un mouvement syndical pluriel où chacun a un type d’organisation et de fonctionnement propre.

Et dans ce cadre elle joue toujours un rôle extrêment important.

Elle est le lieu où les syndiqués continuent à se réunir et se former. Il n’est que d’examiner le calendrier de réservation des salles de réunion pour s’apercevoir qu’il est bien rempli. Trop bien rempli disent même les organisations qui n’ont pas de salles disponibles quand elles le souhaitent.  La rénovation des locaux n’est pas étrangère à cette fréquenation.

Grâce à son Secrétariat général et à sa permanence juridique (tenue par des avocats ??)  la Bourse du Travail continue d’accueillir des salariés pour les renseigner sur le droit du travail, pour les conseiller et les aider en ce domaine. Ce volet concerne en particulier les salariés qui n’ont pas d’élus ou des sections syndicales dans leur entreprise.

Et ce n’est pas l’évolution du monde du travail qui va réduire cette activité quand on constate :
- l’effacement des garanties nationales au profit des accords d’entreprise;
- la réduction permanente de la  taille des entreprises même au sein de groupes géants;  
- le management poussant à l’individualisation, à la précarité et à la mise en concurrence des salariés;

Bref, tous ces phénomènes permettent d’affirmer que la Bourse du Travail de Lyon, outre son rôle indispensable pour les militants syndicaux, reste le repère pour tous ceux qui n’en ont plus sur leur lieu de travail.
 Sources :   
  • La brochure de l’Institut CGT d’Histoire Sociale du Rhône “Mieux connaitre l’histoire de la Bourse du Travail de la place Guichard”.
  • “Histoire des Bourses du Travail” 1921. Ouvrage posthume de Fernand Pelloutier. Editeur Alfred Costes. Consultable sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale.
  • “La Bourse du Travail de Lyon, une strcuture ouvrière entre services sociaux et révolutuion sociale”. Editions ACL. 2004. 224 p.

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